Jacques TARDI : Voyage au bout de la pluie

 

Jacques Tardi, enfant d'Hergé et du Yellow Submarine des Beatles, est un Lyonnais. Il en a gardé la gourmandise des "bouchons" et le goût d'une certaine tradition. Fils et petit-fils d'hommes de guerre, il est aussi un enfant du siècle qui s'achève. Retour sur la carrière atypique d'un rêveur sous la pluie.

JBD : Quelle est l'influence de Lyon dans vos albums?
Tardi : Lyon... C'est les Beaux-arts en 65-66... Et puis les ambiances de petites rues, de pluie, de brouillard. Il me reste le môme que j'étais sur le chemin de l'école dans le quartier de la Croix-Rousse. Les trolley-bus, le pavé luisant, les réverbères !... D'ailleurs, 120 rue de la Gare retranscrit l'ambiance lyonnaise. Ca fait beaucoup de Lyon, finalement !...

JBD : Votre rencontre avec la BD ?
Tardi : C'est Barbarella ! Dans la première moitié des années 60, elle représentait l'avenir. C'était une rupture avec l'univers des Spirou, Tintin et même Pilote. Et le fait que Losfeld et Forest aient eu des problèmes avec la censure n'était pas étranger à l'intérêt que j'y trouvais. Juste avant 68, j'étais "monté" à Paris, aux Arts déco, où je rencontre Ricord et Mulatier qui me traînent à Pilote. Ce sera mon premier contact avec René Goscinny. Et puis c'est Jean-Michel Charlier, avec qui j'ai failli faire ma première BD, cela devait être une histoire sur Chicago 1920, mais ça n'a pas abouti.

JBD : Quelle a été la première BD ?
Tardi : A l'époque, j'aimais Giraud, Mézières notamment, mais Pilote ne me convenait pas tout à fait. Ce n'était pas assez adulte pour moi. Aussi lorsque Pierre Christin me propose un long récit, "Rumeurs sur le Rouergue" (1972), je suis ravi. Mais je ne suis pas habitué à un travail aussi long. Et les indications du scénariste me bloquent. Je ressens un peu de frustration, aussi je m'essaie au scénario. Goscinny me refuse un premier scénario sur la guerre de 14, et il acceptera "Adieu Brindavoine" (1974) qui malheureusement ne se vendra pas très bien.

JBD : Adèle Blanc-Sec est le personnage qui change un peu votre vie...
Tardi : Oui, c'est le personnage fétiche, qui pourtant n'était pas au départ le personnage principal de la série. C'est Didier Platteau, alors PDG de Casterman, qui me demande une série. A cette période ils viennent, aux côtés d'Hergé, de signer Hugo Pratt, Jacques Martin. Que faire ? On est à ce moment-là (75-76) en pleine période féministe, et je décide de créer Adèle, roman feuilleton situé dans les années 1910-1912. C'est aussi l'époque où je rencontre ma femme Dominique Grange, rédactrice en chef du magazine BD. Tout est lié.

JBD : Parallèlement à la création d'Adèle Blanc-Sec, vous associez votre nom à des projets plus littéraires. C'était un désir de reconnaissance ?
Tardi : Non, c'est d'abord une rencontre et une amitié avec le créateur de Futuropolis, Etienne Robial. Futuropolis, c'était le laboratoire en quelque sorte, on tentait, on innovait. Dans le même temps, c'est la rencontre avec Jean-Pierre Manchette, auteur de polar en pleine ascension. Je nage dans l'effervescence, c'est toute la culture populaire en somme : cinéma, polar, BD...

JBD : La rencontre avec Nestor Burma ?
Tardi : Nous sommes en 1980, c'est un peu par hasard que je vais rencontrer Nestor Burma et son créateur Léo Malet. J'avais simplement lu deux ou trois Léo Malet, le nom de Nestor Burma m'accroche. Mais c'est tout. Les rapports avec Malet sont distants, mais courtois, je l'interroge sur son personnage, mais nous n'avons pas les mêmes idées.

JBD : Ici, comme ailleurs vous savez faire votre marché, vous prenez ce qui vous convient et laissez le reste, non ?
Tardi : Nestor, c'est un prétexte. Pour les rues, les ambiances,la BD et le roman sont très différents. Je fais sauter le xénophobe chez Malet, j'arrange, j'adapte. Je gomme le côté vieux polar. Je suis libre.

JBD : Pourquoi la guerre, et surtout celle de 14-18, est-elle un des leitmotiv de votre création ?
Tardi : Il faut remonter à l'enfance. Ma grand-mère me racontait la guerre de mon grand-père, qui lui n'en parlait jamais. J'avais cinq, six ans, et j'écoutais des horreurs. Je n'arrivais pas à croire que mon grand-père qui venait me chercher à l'école, ait pu vivre de telles atrocités. Ma grande question était : " avait-il tué des gens ? " J'ai vécu un phénomène d'identification, et il en résultait une angoisse personnelle. Puis, c'est mon père qui va faire celle de 39. Lui en parle, tous les jours à midi. Il raconte sa captivité. Il est tellement déstabilisé qu'il restera militaire au lendemain de la guerre et, lorsqu'il est nommé en Allemagne, la famille découvrira un pays en ruine, un pays détruit par la guerre. Toujours la guerre...

JBD : Si la relation Tardi-Malet était un peu surprenante, celle avec Céline pourrait l'être encore plus ?
Tardi : C'est mon père, là aussi, qui m'en parle. Il n'était pas un lecteur de Céline, il avait juste lu "Mort à Crédit" et me conseilla de le lire : "Tu verras, c'est rigolo, il y a un type qui se vomit dessus, il y a plein de gros mots..." Et là, moi je vais y découvrir écrit, décrit, exactement mon milieu familial. Les personnages sont des clones de mes parents. Le petit commerce, la tristesse, les maladies, les problèmes de fric...

JBD : En octobre dernier votre héroïne fétiche, Adèle, était de retour, comment aviez-vous conçu cet album ?
Tardi : Il y a deux ans pendant une rage de dent !... Et, comme d'habitude, je commence par un plan et les cinq ou six premières planches. Mais avant, je me suis longuement promené dans les rues. L'histoire a débuté lors d'une de mes promenades. J'ai découvert une rue, la rue Coriolys, qui longe les voies ferrées de la gare de Lyon. C'était là que l'histoire devait débuter !... Ensuite, à partir des cinq ou six premières planches, je cherche des ambiances. A partir d'un décor, d'un personnage en fuite, tout se met en place...

JBD : Votre futur immédiat ?
Tardi : Un album sur un scénario de Daniel Pennac sur lequel j'ai planché depuis presque un an. Je peux vous dire qu'il est prévu chez Gallimard pour octobre 1999 et que son titre est : "DEBAUCHES"...

Cette interview a été publiée dans le magazine français "JBD", Numéro 5, 1999.

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