Retour vers la tranchée
Entretien
avec Jacques Tardi
Paris au début du siècle, un détective privé un
peu anar et profondément antimilitariste (avec, il est vrai, quelques
raisons), une enquête qui va fouiller dans les tranchées de la
Grande Guerre... Pas de doute: Le Der des Ders, roman de Didier Daeninckx, ne
pouvait que croiser la route de Jacques Tardi ! C'est fait : l'adaptation en
bande dessinée sort à la fin de ce mois de novembre. L'occasion
pour nous de rencontrer le dessinateur...
CANAL
BD : A quel moment avezvous décidé d'adapter ce roman
de Didier Daeninckx, Le Der des Ders, paru en 1984 ?
Jacques Tardi : Dès la lecture du livre, j'ai eu envie
de l'adapter. L'idée a fait son chemin un moment et, finalement, j'en
ai parlé à Daeninckx, que je connaissais depuis l'epoque où
Denoël et Futuropolis avaient les mêmes locaux... Il a tout de suite
été d'accord. Ensuite, ce qui a pris un peu de temps, c'est la
mise au point entre Gallimard et Casterman pour les problèmes de droits.
CBD
: Le fait que vous connaissiez l'écrivain a-t-il modifié
votre façon de travailler ?
J.T : Non, je bosse tout seul. A partir du moment où
il s'agit d'une adaptation, les choses sont claires. On change de genre : on
passe de l'écriture à la bande dessinée. Nous avons simplement
fait quelques mises au point ensemble avant que je commence vraiment. Par example,
dans le roman, le personnage s'appelle Griffon, un nom que je ne pouvais évidemment
pas conserver (NDLR: Jacques Tardi a déja fait l'adaptation de Griffu,
le roman de Jean-Patrick Manchette). Ensuite, la question classique de physique
de personnage s'est posée. Généralement, l'auteur en a
une idée assez floue.
Je lui ai donc fait plusieurs propositions, jusqu'à ce qu'on tombe d'accord
sur le personnage actuel, qui est en fait complètement dans la lignée
des Brindavoine et compagnie...
CBD
: C'est aussi un peu le grand frère de Burma. Ils ont un air
de famille...
J.T : Qui. Je crois que je ne sors pas d'un genre précis,
que ce soit pour les personnages masculins ou pour les personnages féminins...
Bon, après quelques mises au point de ce genre, je me suis mis au boulot.
Par la suite, je lui ai simplement faxé les planches pour vérifier
qu'on était bien d'accord et pour qu'il me donne son avis.
Cela n'a posé aucun problème.
CBD
: Ce nouvel album vous ramène une fois de plus vers le Première
Guerre Mondiale. J'imagine que cette histoire extraordinaire de soldats russes
venant se faire massacrer dans la Creuse est rigoureusement exacte ?
J.T : Tout à fait. En ce qui concerne l'artillerie française
tirant sur sa première ligne et les événements de ce genre,
il n'y a jamais eu d'ordres écrits et donc il n'y a pratiquement pas
de preuves officielles. Tout les gens qui ont témoigné ou écrit
sur la Première Guerre Mondiale ont relaté cela et on est donc
en droit de penser que c'est tout à fait authentique, mais il n'y a pas
de traces concrètes. Concernant le camp de La Courtine, c'est beaucoup
plus net. Il y a des bouquins, il y a même des photos. La seule chose
que l'on ignore c'est le nombre exact de victimes...
Les soldats russes ne voulaient rentrer chez eux, où la révolution
venait de commencer. Et les officiers, fidèles au tsar, les ont massacrés.
L'armée française leur a fourni les canons et tout le matériel
pour ça...
CBD
: Est-ce un dernier regard sur cette période agitée ou
comptez-vous y revenir de nouveau ?
J.T : Ce qui m'intéresse dans cette période,
c'est que tout ce qu'on va connaître dans les 80 années suivantes
(et plus...) se décide à ce moment-là. Evidemment, les
gens ne le comprennent pas encore mais tout est en place dès 1917 avec
la Révolution Russe et l'arrivée des Américains. Daeninckx
montre très bien l'empreinte des Américains dans les années
20, la fascination des gens pour les bluejeans, le Coca-Cola et le corned-beef...
CBD
: Et ce n'était que le début !...
J.T : Qui, mais tout a commencé là. Après,
ça y est, c'est fini, on est cuit. Les Américains sont arrivés
avec énormément de matériel, ce qui rendit d'ailleurs leur
intervention décisive. Après la guerre, il va rester des locomotives,
des boîtes de conserve, des stocks d'uniformes, des bagnoles d'état-major...
C'est la porte ouverte à tous les trafics dans lesquels on va retrouver
notre colonel Fantin et sa femme.
CBD
: Une question classique pour terminer : quels sont vos projets après
ce Der des Ders ?
J.T : Je vais m'attaquer au prochain Adèle, "Le
Mystère des Profondeurs". On va d'ailleurs retomber dans la même
période, puisque ce nouvel épisode débute dans les années
1922/1923. Je vais changer un peu les fournitures, renouveler la garde-robe
et les automobiles... Après guerre, l'ambiance est forcément différente.
On devrait par example voir énormément d'éclopés,
de femmes en deuil aussi... On est obligé de tenir compte de tous des
éléments.
Cette interview a été publiée dans le magazine français "Canal BD", numéro 1, pages 12-13, Octobre-Decembre 1997