UN HEROS PEUT EN CACHER UN AUTRE
Angoulème 13 va, c'est sûr, porter un coup fatal à la modestie pourtant légendaire de l'un de nos héros.. Car, dissimulé ou à découvert, Tardi, cette année, est partout et n'échappera pas aux louanges que vont lui attirer deux livres inépuisables aux titres évocateurs, des éditions Futuropolis; un superbe album à la gloire d'Adele Blanc-Sec, premier-né d'une nouvelle collection des éditions Casterman; et une extraordinaire exposition dont il nous donne la primeur.
DES
GOMMES ET DES CRAYONS
Quand "Chiures de Gomme" rime avec "Mine de Plomb", et que
Tardi est le poète, cela donne deux magnifiques ouvrages : à travers
plus de six cent images,inédites pour la plupart, Tardi recense les étapes
de son oeuvre : études personelles, projets, portfolios confidentiels,
illustrations en tout genre, réalisés parallèlement à
ses albums. Ces livres, véritable somme et réflexion d'un auteur
sur son travail graphique, nous ont soufflé quelques questions.
Depuis
combien de temps, maintenant, faites-vous de la bande dessinée ?
J'ai débuté gamin à dix-douze ans. Après, vers seize
ans, il y a eu les Beaux-Arts où j'ai pu peaufiner les choses. Mes premières
publications datent de 70-71. C'etait dans Pilote. En fait, dans me tête,
j'ai commencé à faire de la bande dessinée lorsque j'ai
découvert mes premiers illustrés, Spirou, Tintin. Je n'en revenais
pas que de telles choses puissent exister. Je ne me serais jamais douté
qu'il soit possible de gagner sa vie en étant autre chose que charcutier
ou instituteur,... en faisant des petits dessins. A partir de ce moment, je
me suis dit: je vais être dessinateur humoriste! Pourquoi humoriste? Parce
que, pour moi, le dessin dit réaliste nécessitait des connaissances
que je n'imaginais pas pouvoir acquérir.
Comment
voyez-vous les choses à présent ?
Disons que j'ai simplifié mon approche. Je ne crois pas, finalement,
que la bande dessinée soit apte à faire passer des choses complexes.
Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de bandes dessinées élaborées,
cela signifie qu'à mon avis le lecteur décroche très vite
d'une bande dessinée trop sophistiquée. En ce qui me concerne,
j'essaie, en travaillant, de garder un plaisir qui soit égal à
celui qui j'avais, gamin, en tant que consommateur. Mon but, c'est de faire
ressentir au lecteur un plaisir identique au mien. Ce n'est pas toujours facile,
c'est parfois douloureux.
Que
pensez-vous de la manière dont la bande dessinée a évolué
durant cas dix derniéres années ?
Je ne vois pas d'évolution. On a tenté, par des moyens artificiels
qui se retournent contre la bande dessinée, de la faire telle qu'elle
n'est pas. On a dit aux gens que la bande dessinée était un moyen
d'expression formidable - ce qui est vrai. Mais on a aussi essayé de
leur faire croire que c'était LE moyen d'expression du siècle
- ce qui est faux. La bande dessinée, comme les autres moyens d'expression,
possède un code qui n'a rien d'universel. De plus, ces dernières
années, elle n'a pas renouvelé son vocabulaire parce qu'elle a
essentiellement vécu de plagiats et de parodies. A trop vouloir reprendre
le style d'un autre, les auteurs s'absentent.
Croyez-vous
qu'en dehors de vos thèmes favoris, l'on puisse trouver un axe, une constante
dans votre travail ?
Comme dit le peintre que joue Le Vigan dans Quai des brumes: "Quand je
peins la mer, je vois des noyés. Quand je peins des arbres, je vois des
pendus". J'ai une vision pessimiste des choses. Derrière toutes
les tentatives humaines, derrière cette énorme dépense
d'énergie, je ne vois qu'une chose : l'échec.
Dans
"Mine de Plomb", vous parlez à plusiers reprises de Kubin.
Y a-t-il une dimension fantastique dans ce que vous faites ?
Il y a une dimension fantastique mais dérisoire. Je ne suis pas du tout
branché parapsychologie mais je pense que le fantastique représente
un terrain passionnant pour l'imagination. Dans les dessins de Kubin, je perçois
un certain désespoir qui m'intéresse et si je prends son bouquin,
L'autre côté, je trouve un thème qui m'est très proche
: l'histoire d'une ville idéale fondée par des gens qui aspirent
aux mêmes choses mais qui est un échec.
L'homme au chapeau melon, c'est le personnage tardiesque par excellence, mais
c'est aussi une silhouette qui fait penser à Kafka.
Bien sûr. Kafka décrit un système, des structures caduques.
Il montre l'individu complètement seul et débordé, face
à des appareils auxquels il ne comprend rien. L'idée de type qui
tourne en rond d'une manière absurde, on retrouve ça chez Céline,
dans Casse-pipe, par exemple, où l'on voit des jeunes recrues tourner
sans fin dans la caserne parce que leur sousoff a oublié le mot de passe.
Estimez-vous
que la bande dessinée a raté un virage ces dernières années
?
Non, je ne pense pas. Tout ce qui devait se passer s'est passé. Il y
a eu sa "découverte" et l'enthousiasme que cela a suscité,
il y a eu sa récup' à différents niveaux - ciné,
pub et même littérature - donc elle n'a rien raté, elle
a fait son chemin tant bien que mal.
Propos
recueillis par
JEAN-LUC COCHET
Cette interview a été publiée dans le magazine français (A SUIVRE), numéro 97, Février 1986, pages 38-39