TARDI A LA UNE
Hier on l'imaginait définitivement installé dans le succès. Mais aujourd'hui, Jacques Tardi doute de lui-même et s'interroge sur son métier, ses personnages... la création. Comme dans ce portrait en forme de point d'interrogation.
TARDI NEUF ANS APRES...
Ces dernières
années, on a beaucoup parlé de moi en termes élogieux,
on m'a encensé. Et voilà que depuis la sortie de Momies en folie,
les mauvaises critiques se multiplient et on murmure : "Tardi, il est fini...".
Évidemment, ça me touche et ça me pousse à réfléchir
sur mon métier. J'ai l'impression de tourner une page, d'être à
la recherche d'autre chose. Cette remise en cause ne tient pas seulements aux
jugements qu'on porte sur moi. En bouclant le dernier Adèle Blanc-sec,
je savais que le résultat n'était pas très bon pour toute
une série de raisons...
Il y a maintenant neuf ans que je fais de la bande dessinée et j'ai publié
quelque onze albums. Aujourd'hui, j'ai finalement l'impression d'être
tombé dans un piège, d'avoir trop travaillé, d'être
arrivé au stade où je n'avais plus la sensation de créer
mais simplement de fabriquer pour répondre aux commandes. J'accumulais
des images sans vraiment me livrer à des études de personnages
ou de plans, en vivant sur mon expérience du dessin. A mes débuts,
chaque case me posait un problème et donc avait un intérêt;
maintenant, je connais la recette pour obtenir tel ou tel effet et ça
ne me passionne plus. Alors, j'ai envie de me recréer des difficultés,
aussi bien graphiques que narratives...
Cette année, j'ai réalisé trois bandes dessinées
dans des conditions de surcharge incroyable, alors que toutes les trois m'intéressaient.
Griffu m'a permis de collaborer avec un auteur de polars connu, Manchette, et
de sortir de mon rôle de spécialiste du début du siècle.
Mais, graphiquement, les dernières planches laissent à désirer.
Pareil pour Ici Même, qui m'a plongé dans l'univers déroutant
de Jean-Claude Forest. Quant au dernier Adèle, j'ai dû le réduire
à 46 pages, alors que je prévoyais un album supplémentaire
pour terminer la série. On ne se rend pas compte qu'un album qui se lit
en un quart d'heure demande près de six mois de travail. Il y a une énorme
contradiction entre le côte consommation de la bande dessinée et
les conditions de travail artisanales des auteurs. La technique est inadaptée
à la production. A la limite, je crois que, comme aux États-Unis,
il faudrait que plusieurs personnes (lettreur, encreur, coloriste...) collaborent
à une même histoire. Si elles sont compétentes, il n'y a
aucune raison pour que le résultat ne soit pas bon. Rubens signait bien
des chef-d'oeuvre qu'il concevait avec la participation des élèves
de son atelier.. Ceci dit je n'ai pas l'intention de reprendre tout de suite
de la bande dessinée, de repartir dans des productions de longue haleine
en ayant à livrer quinze à seize pages par mois. J'ai arrêté
de dessiner depuis plus d'un mois et j'ai plutôt envie de changer de format,
de travailler la couleur, de refaire de la peinture... Après, je veux
pouvoir entreprendre tranquillement une bande et ne la proposer à un
journal que lorsqu'elle sera réalisée aux trois quarts... J'ai
deux grands projets : une histoire sur la guerre de 14-18 qui me poursuit depuis
longtemps, et une bande sur New York...
POURQUOI J'AI TUE ADELE
Adèle Blanc-Sec est-elle morte ?... A lire sa dernière aventure, Momies en Folie, on pourrait le croire. Mais sait-on jamals... Au gré de l'humeur de Tardi, qui s'explique sur cette fin prématurée, elle pourrait bien un jour renaître de ses cendres...
J'aimais
bien Adèle, mais ça restait pour moi une sorte d'exercice de style
dans l'esprit de la bande dessinée belge... Au contraire de "La
Véritable Histoire du Soldat Inconnu" ou "La Bascule à
Charlot", publiée dans Charlie, ce n'est pas tellement une bande
que je revendique... Au bout de quatre albums, elle ne m'amusait plus, j'avais
l'impression de tourner en rond. Alors je me suis arrangé pour terminer
"Momies en Folie" sur une point d'interrogation et pouvoir ainsi ressusciter
Adèle le jour j'en ou aurai envie.
Pour moi, le plus important, c'est qu'à travers elle, j'ai fait l'expérience
d'un système qui a mon avis étouffe la bande dessinée :
celui de la série... Pour un éditeur, un dessinateur qui se lance
dans une série, c'est une aubaine. Au bout du deuxième ou troisième
épisode, et quelle qu'en soit sa qualité, on est assuré
qu'un public fidèle s'est constitué et donc que l'album se vendra.
Mais l'auteur, lui, s'enferme dans d'incroyables contraintes. Il risque d'abord
de se transformer en fonctionnaire s'il n'essaye pas, de faire autre chose à
côté (... ce qui n'est pas évident parce qu'il doit pondre
au moins un album par an). Ensuite, il doit écrire ses scénarios
et organiser son découpage en fonction d'une pagination précise
et limitée : impossible de faire un épisode de 46 pages et le
suivant de 80... Enfin, il doit passer par la prépublication dans un
magazine pour des questions de coûts financiers. Or, je crois que la bande
dessinée accèdera vraiment à l'âge adulte quand on
pourra, comme en littérature, sortir directement une histoire en albums.
LA REALISATION D'UN ALBUM D'ADELE BLANC-SEC
Comment naît, se conçoit, s'écrit, se dessine une histoire d'Adèle Blanc-sec ? C'est ce qu'explique ici Tardi. Un exposé qui permet de mieux comprendre pourquoi un album de 46 pages nécessite environ six mois de travail.
1er
Etape : le synopsis
Tout commence par des notes que je prends sur un cahier d'écolier à
partir d'idées qui me trottent dans la tête. Puis je les relis,
je les retravaille, je les assemble, je bâtis mon intrigue.
2e Etape : le découpage
A ce moment-là, je passe au découpage sur un cahier à dessin.
Je dessine les 46 pages de l'album sous forme de graffitti, avec l'organisation
des images, les premières indications de dialogues et de couleur. Je
note aussi dans la marge les documentations à rechercher pour dessiner
tel ou tel monument, tel ou tel véhicule... J'ai ainsi une vue d'ensemble
de l'album avec pour chaque page, la possibilité de reprendre la narration
d'une séquence, de réduire, d'allonger, etc...
En fait, c'est l'aspect le plus passionnant de la réalisation d'une bande
car c'est à ce moment que se fait réellement le conception de
l'histoire et sa mise en forme graphique. Après, c'est de la simple exécution,
du pur travail technique... A la limite, ce serait aussi intéressant
de publier ce premier jet... D'autant plus que certaines qualités de
l'esquisse ont disparu sur le planche définitive.
3e Etape : les repérages
J'ai donc fait la première esquisse de l'album. Quand des séquences
se situent dans des lieux réels, je me procure de la documentation sur
ces lieux (cartes postales, etc...) ou je m'y rends pour prendre des photos.
J'imagine par exemple une scène d'une ou deux pages qui se passe près
de l'Arc de triomphe du Carrousel. Sur place, je la photographie en fonction
des plans prévus dans mon découpage et en même temps, je
découvre vraiment le lieu : les éléments d'architecture,
son environnement, etc... Cette situation peut d'ailleurs me forcer à
reconsidérer ma séquence en fonction de la réalité
: tel effet possible et non tel autre...
4e Etape : l'exécution de la planche
Une fois ce travail terminé, une fois les dialogues réécrits,
je passe à l'exécution de la planche en utilisant pour mes décors,
les photos que j'ai prises. Je les introduis dans un épiscope c'est-à-dire
dans un appareil qui permet d'agrandir ou de réduire les documents qui
les projette sur ma planche. Puis je recopie les décors en rectifiant
la perspective déformée par l'objectif photo. Enfin, je place
mes personnages, les bulles et je passe à l'encrage...
Après, restent le lettrage et la couleur. Mon travail diffère
selon qu'il s'agit de couleur ou de noir et blanc, la couleur permettant la
mise en valeur de certains plans, alors que le noir et blanc nécessite
un travail plus rigoureux, au niveau de la lisibilité. La couleur est
aussi un élément très important du point de vue du climat.
C'est pour ça que j'en discute beaucoup avec Anne Delobel, qui fait les
couleurs d'Adèle. Le coloriste amène sa propre vision, mais, en
même temps, il fait qu'il déchiffre bien le dessin, pour que le
dessinateur n'ait pas besoin de le retoucher...
LA GUERRE DE 14 - 18 : UN TRAUMATISME D'ENFANCE
"Brindavoine", "Le Démon des Glaces", "La Véritable Histoire du Soldat Inconnu", "Adèle Blanc-Sec"... Tardi est devenu en bande dessinée le spécialiste du début du siècle. Une époque qui continue de le fasciner puisqu'il envisage de réaliser un vieux projet: une histoire sur la guerre de 14 -18. "Celle que je préfère, dit-il en plagiant Brassens, même si, comme le croient de nombreux lecteurs, je ne suis pas un vieux monsieur octogénaire..." Alors, pourquoi cette passion ?
Le premier
scénario que j'ai proposé à un journal, Pilote, se passait
en 14 - 18... Goscinny me l'a refusé et je l'ai finalement repris pour
Libération, il y a quelques années. Mais aujourd'hui j'ai envie
de retravailler sur ce thème, pour en quelque sorte exorciser un traumatisme
d'enfance...
Étant gosse, j'ai été très marqué par un
bouquin qui relatait les exploits édifiants d'un chien dans les tranchées.
Surtout, j'avais un grand-père corse qui était venu comme soldat
sur le continent et qui me racontait sans cesse ses souvenirs de guerre, les
atrocitès des combats. Ça m'empêchait, ça m'empêche
toujours, de dormir. Il m'arrive souvent, en rêve, de m'imaginer passant
devant un mur où est placardé un ordre de mobilisation générale....
Depuis mon enfance, je suis donc à la fois fasciné et effrayé
par cette période. J'ai avalé pas mal de bouquins sur la question
comme "Le feu" de Barbusse, "Les Croix de Bois" de Dorgelès,
"A l'Ouest Rien de Nouveau" de Remarque et plus récemment "Le
Journal De Guerre" de Louis Barthas, tonnelier, publié chez Maspero...
et je dessine beaucoup de scènes de guerre. La boue, les tranchées,
les gueules de poilus, ces armées qui s'enterrent face à face,
c'est graphiquement captivant. Mais en même temps, cette ambiance d'épouvante
symbolise pour moi le summum de la souffrance, de la violence, voire de la bêtise
humaine... A l'époque on se disait que de semblables horreurs ne pourraient
plus se reproduire, que c'était la « der des ders »... L'histoire
a prouvé que l'homme est assez débile pour recommencer dès
qu'on lui en donne l'ordre...
C'est en ça que la guerre de 14 est exemplaire. C'est d'abord la première
des guerres mondiales : toutes les grandes nations s'opposent sur finalement
assez peu de terrain. C'est ensuite le dernier conflit aristocratique comme
le montre très bien le film "La Grande Illusion" : en première
ligne les prolos, derrière les officiers, la caste artistocratique...
Enfin, elle marque le passage du XIXe siècle au XXe, c'est-à-dire
à la société industrielle.
Et, par rapport à cette réalité, les histoires que je raconte
dans Adèle Blanc-Sec qui se déroulent en 1912, sont d'autant plus
absurdes et dérisoires : on se tire dessus pour de sombres intriques
de sectes, de monstres et de momies, alors que deux ans plus atrd, on va sombrer
dans la boucherie...
SA VIE, SON OEUVRE
"Déja dans une encyclopédie!"
Né
à Valence (Drôme) le 30 août 1946. Après des études
aux Beaux-Arts de Lyon puis aux Arts Décoratifs de Paris, il entre à
Pilote en 1970 avec des histoires complètes sur des scénarios
de Giraud ("Un Cheval en Hiver") et de De Beketch ("La Torpédo
Rouge Sang", "Humperdick Clabottford"). En 1972, il inaugure
avec "Rumeurs sur le Rouergue" la série des "Légendes
d'Aujourd'hui" qui sera poursuivie par Bilal, toujours sur des scénarios
de Pierre Christin. Enfin, avec "Adieu Brindavoine" (1972-1973), son
univers propre se met en place : des personnages à la fois banals et
inquiétants, l'irruption de l'horreur dans la vie quotidienne et, se
profilant à l'horizon, la boucherie sanglante de la guerre de 14.
On retrouve cette obsession dans plusieurs histoires complètes (dont
"Un Episode Banal de la Guerre des Tranchées" refusé
à Pilote et publié finalement dans Charlie Mensuel) et dans le
très bel album "La Véritable Histoire du Soldat Inconnu"
(1975). Dans "Le Démon des Glaces" (1974), par contre, Tardi
se réfère à Jules Verne et au style propre aux illustrations
des éditions Hetzel.
Mais on retrouve son univers à partir de 1976 dans la saga d'Adèle
Blanc-Sec dont chaque épisode nous rapproche de l'échéance
fatale de 1914. Adèle est une héroine fort peu conventionelle,
râleuse mais courageuse, ni belle, ni laide, mais avec du caractère.
égoïste mais capable des plus grands sacrifices lorsqu'il s'agit
de traquer la vérité. Le Paris d'Adèle est à la
fois celui, très réaliste, des documents d'époque sur lesquels
travaille Tardi et celui, fantasmé et plein de mystères, des romans
de Maurice Leblanc et des films de Feuillade. Le dessin net aux traits épais
est en outre admirablement servi par le lettrage d'Anne Delobel et les camaïeux
de teintes bistre, puce et sépia dont elle a revêtu la série.
Après trois épisodes parus chez Casterman, la quatrième
aventure d'Adèle parait en prépublication dans B.D. en 1978.
Parallèlement, Tardi tente cependant d'élargir son champ d'activités
et d'intérêts. Dans Métal Hurlant, il a publié plusieurs
histoires de science-fiction dont un "Polonius" (1976) à l'antique
sur scénario de Picaret. Dans B.D., il a réalisé sur un
scénario de Manchette une histoire contemporaine de détective
("Griffu", 1977) et dans (A Suivre), l'étrange "Ici Même"
sur un scénario de Jean-Claude Forest (1978).
(Extrait de L'Encyclopédie des bandes dessinées.
Ed. Albin Michel)
CELINE ET TARDI VONT EN BATEAU
Je ne suis pas un fanatique de littérature, mais j'aime deux livres de Louis-Ferdinand Céline: Le voyage au bout de la nuit et surtout, Mort à crédit, parce qu'ils forment en quelque sorte le bréviaire du pessimime absolu, l'encyclopédie de la négativité absolue. C'est ça qui me touche en profondeur.
Céline,
je l'ai lu il y a longtemps, mais c'est la littérature qui m'a le plus
marqué. Bien sûr, pour l'anecdote, il y a le côté
fin de siècle des romans de Céline, le côté Belle
Époque, l'agonie d'une société. C'est écrit au début
de Mort à crédit : « Le siècle dernier je peux en
parler, je l'ai vu finir... Il est parti sur la route après Orly... Choisy-le-Roi...
» Évidemment, quelque part, Adèle Blanc-sec se situe dans
ce sillage-là. Il y a aussi le Céline des tranchées, la
boue de 14 les premières pages de Voyage... Ma Véritable Histoire
de Soldat Inconnu, c'est par là aussi qu'elle démarre.
Mais ce n'est certainement pas ça le plus important. Ce qui me touche
vraiment dans Céline, ce qui fait je le sens complètement fraternel,
c'est le fond de ses livres, leur atmosphère de désastre radical,
de fin de tout où baignent les gens et les choses. Cette perspective
bouchée, définitivement, cet avenir de catastrophes pires encore
que tout ce qui a précéde. L'impression qu'à la fin de
chaque livre, lentement, les hommes et les lieux se referment sur toi, que tu
es pris au piège, que tu ne pourras plus jamais en sortir, que chaque
livre est écrit pour donner ce sentiment-là. Céline lui-même,
je crois, s'était pas mal debrouillé dans sa vie pour arriver
à l'impasse totale, pour se bloquer dans des situations impossibles,
pour arriver vraiment à étre, lui aussi, comme ses livres, un
cas désespéré.
Je me souviens de passages atroces par exemple dans "Mort à Crédit",
des textes d'échec et d'horreur. Comme la traversée de la Manche,
qui devient complètement apocalyptique, où tout le monde se met
à vomir sur le bateau et à rebouffer son vomi renvoyé en
pleine figure par le vent... Le cercle vicieux en quelque sorte ! La parfaite
parabole de la condition humaine, comme on dit. Toutes ces pages-là baignent
dans un incroyable climat de catastrophe. Regarde aussi comment il enregistre
des détails dérisoires comme la silhouette de sa mère,
sa claudication, sa mauvaise odeur.
Quand Bardamu va en Afrique c'est immédiatement l'aspect de décomposition
qu'il voit, de faisandé, de terre qui fermente et qui va vous engloutir.
Quand il est à New York, il te parle aussitôt des chiottes américaines
collectives. Dès le début de "Mort à Crédit",
ça démarre dans les odeurs de gaz et d'urine en train de pourrir
sous la cloche du Passage Choiseul... Jamais rien d'autre que l'incurable, le
désespérée, des banlieues de fin du monde, un urbanisme
morbide, malsain. Il faudrait être drôlement hypocite pour ne pas
voir à quel point tout ça est vrai, pour accuser Céline
de parti-pris de négativité. Il nous touche en ce qu'on a de plus
méchant, de plus secret. Dans notre curiosité clinique pour la
mort des autres, pour la nôtre, pour l'horreur. La dignité humaine
ramenée au stade de la bidoche... Clinique, oui : Céline était
médecin et c'est pas un hasard. Je ne vois pas comment, quand on veut
parler de la vie et de la mort, des hommes, des femmes, du monde, on pourrait
éviter cet aspect essentiel de la réalité : la viande en
décomposition... Décrire ça, c'est sûrement le seul
moyen de rester lucide...
Bien sùr, en bande desinée c'est beaucoup plus difficile qu'ailleurs,
de parler de tout ce qu'il y a de négatif. On touche tout de suite à
des choses interdites. On a affaire immédiatement à la censure...
Il faut se contenter d'allusions. Et puis il y a le problème de sa propre
subjectivité. Faire passer ses émotions, dire « je »
en BD, ce n'est pas évident... On te réclame tout de suite de
l'aventure... Bref, du Céline en BD, c'est-à-dire de « je
» et de la mort en BD, ce n'est peut-être pas encore tout à
fait pour demain...
Propos recueillis
par
Philippe MURAY
CREER L'EMOTION EN IMAGES
Les personnes qui m'intéressent, ce sont les créatures, quel que soit le domaine qu'ils abordent. Moi, j'aime dessiner et raconter des histoires. Mais pourquoi ? Je suis incapable de le dire...
Je ne vois
pas d'intérêt à expliquer un processus de création.
Le principal, c'est que ça se fasse, que ça corresponde à
un mode de vie. A chaque fois que je commence une bande, je suis heureux, j'ai
l'impression que je vais pondre un chef-d'oevre. Et puis, au bout de trois planches,
je m'aperçois que c'est raté, que ce n'est peut-être même
pas la peine de continuer, que je n'exprime pas la moitié de ce que je
voulais exprimer. Il s'ensuit un espèce de découragement. Et pourtant
je reste à ma table à dessin, je ne peux pas faire autrement :
c'est mon métier, je vis de ça, je suis prisonnier, je dois livrer
tant de planches à la fin du mois, que ça me plaise ou que ça
ne me plaise pas...
Mais aujourd'hui, je me demande si la bande dessinée est vraiment un
moyen d'expression susceptible de provoquer des émotions. La technique
de narration, le principe de la succession d'images constitue un sérieux
handicap. La bande dessinée fonctionne très bien au niveau des
scènes d'action, du mouvement. Mais les sentiments ?... Au cinéma,
la plus mauvaise actrice filmée en gros plan peut éveiller des
émotions; alors qu'un dessin en gros plan d'Adèle Blanc-Sec, par
exemple, ça reste froid, on ne s'y attarde pas. Au cinéma, on
impose la vision, le spectateur subit le film. En bande dessinée, au
contraire, la lecture est très relative : on retient ce qu'on veut, on
organise ses propres coupes, on ne s'arrête pas forcément sur une
image sans texte qui contient une information émotionnelle, mais on privilègie
le déroulement de l'action. C'est pour ça que la bande dessinée
est un support idéal pour l'humour, le gag...
Mais est-ce qu'on pourrait faire par exemple du Bergman en bande dessinée
? J'en doute de plus en plus. Finalement, je n'ai pas le souvenir d'une seule
bande dessinée qui m'ait complètement pris aux tripes...
Ces articles et interviews ont été publiés en supplément du magazine français (A Suivre) numéro 15, Avril 1979.