Les Bandes Dessinées de Gilbert Lascault
Les anti-romans de Tardi
Gilbert Lascault enseigne l'esthéthique
à l'universtité de Nanterre. Il est l'auteur de "Un Monde
Miné", "Enfances Choisies", "Un Ilot Tempéré"
(BOURGOIS), "Le Monstre dans l'Art Occidental" (Klincksiek), et "Figurées
Défigurées, petit vocabulaire de la féminité représentée"
(10 x 18). Enfin, il écrit des textes sur l'art contemporain dans "Chroniques
de l'Art Vivant", "XXe Siècle", "L'arc", etc...
Un
monde creux et trompeur
L'univers
est fait de façades, de masques, de faux-semblants. Parfois même
(comme le disait le peintre Max Ernst) un masque peut en cacher un autre. Ne
vous fiez pas aux façade. Ne croyez pas à le solidité des
choses. Pour Tardi, le monde est une fable, un théâtre. Tout (ou
presque tout) est machiné. En novembre 1889, en plein océan arctique,
un iceberg creux, tour de silence et de solitude de deux savants fous, ne se
distingue guère des «vrais» icebergs qui l'environnent. Il
s'appelle le démon des glaces. Il contient des appartements, des laboratoires
(où se fabriquent des armes bactériologique) des canons, des machines
frigoriques (qui permettent le camouflage en iceberg), d'autres machines, des
magasins. C'est un iceberg farci, un iceberg machiné, falsifié.
Mais, après tout, nous ne saurons jamais si les autres icebergs (autour
de lui) ne sont pas également creux; si, à l'intérieur
des glaces autres, ne se cachent pas aussi des mystères inquiétants.
Tardi nous apprend à douter de l'existence de tout iceberg. Il suscite
également des doutes à propos de réalités moins
lointaines. Une trappe s'ouvre sur le Pont Neuf et conduit dans un souterrain
où se réunissent en 1911, coiffés de chapeaux melons, les
sectateurs parisiens de Pazuzu, propagateurs de la fièvres des marais.
Un crabe d'acier sort du socle du Lion de la place Denfert-Rochereau. Les lions
du XIVe arrondissement ont une immobilité trompeuse. Tardi nous montre
les nouveaux mystères de Paris. «Ne vous fiez pas aux apparences,
petite idiote!» dit Espérandieu à Adèle Blanc-Sec.
Doubles,
masques, ressemblances
Pas plus qu'aux icebergs, qu'au Lion de Denfert-Rochereau, on ne fera confiance
aux femmes, ni aux hommes. Adèle Blanc-Sec se fait un moment passer pour
Edith Rabatjoie, qui elle-même se déguise parfois en barbu. Joseph
et Albert, parfois complices d'Adèle, se ressemblent; parfois ils se
déguisement; tous
deux trahissent Adèle... Dans les fictions de Tardi, fausses moustaches,
fausses barbes, lunettes noires se multiplient et viennent brouiller les intrigues.
Toujours tout se complique. Et lorsqu'un personnage veut expliquer, cela devient
encore plus obscur. «Quelle salade!» dit Adèle lorsqu'on
essaie de lui raconter les événements dont elle est le témoin
central.
Un autre personnage considère les aventures d'Adèle comme l'anti-roman
: «oui, drôle d'histoire! Même pas bonne à faire un
mauvais roman... Trop compliquée ! On n'y comprendrait rien».
Une histoire qui n'est «pas bonne à faire un mauvais roman»
est peut-être bonne à faire un excellent récit. Le lecteur
n'a peut-être pas besoin de comprendre. Il doit, sans doute, cesser de
vouloir tout comprendre, de vouloir être un dieu omniscient. Comme dans
certains romans russes (où le lecteur français confond les noms
des multiples personnages), comme dans les aventures de Fantômas, comme
dans celles de Mabuse, comprendre n'est pas très important. Le plaisir
de lecteur est ailleurs : dans les rencontres, dans les surprises. Dans les
bandes dessinées de Tardi, les vieilles femmes jouent du revolver; les
actrices déguisées en démons laissent dans le neige des
traces d'oiseaux; les ptérodactyles permettent aux condamnés à
mort d'échapper à la guillotine, au dernier moment; habillé
en militaire, un pithécanthrope amoureux joue les Quasimodo sur les tours
de Notre-Dame; accompagné d'un chien-loup plus grand que lui, un nain
fait visiter une immense cité de fer installée au coeur du désert...
Evénements
et éléments
En de tels récits, il n'y a pas de héros, pas de personnage essentiel.
Simplement, les événements tournent autour d'un individu, témoin
plus ou moins actif, au nom plus drôle que redoutable. Avec des noms propres
comme Jérôme Plumier (dans Le démon des glaces), d'Adèle
Blanc-Sec, de Brindavoine (que certains appellent Pleindavoine), nous sommes
loin de Luc Bradefer ou de Superman. Ils regardent, commentent. Il leur arrive
de se battre, mais aussi d'accepter ce qui leur arrive. Ils ne sont pas les
champions de la loi, et parfois, ils semblent séduits par les délits
des autres. Leur visage reste le plus souvent indifférent, ni étonné,
ni agressif, ni amical. Autour d'eux, tout s'agite : on se matraque, on se tue,
on complote, on réussit et on échoue, on change de camp à
toute vitesse. Des avions biplans lancent de la dynamite sur des voitures, des
voiliers explosent. On pille le fond de la mer. Les oeufs de ptérodactyle
éclosent dans une salle de Musée. Les chiens menacent.
Parfois, les pauses entre les actions sont au moins aussi étranges que
les actions elles-même. Au milieu du désert, L'Anglais Carpleasure
installe son pliant, boit une tasse de thé et, sur un gramophone, écoute
«Ma tonkiki, ma tonkinoise». En même temps que Tardi multiplie
les événements, ou invente de curieux repos, il nous impose aussi
des lieux, des éléments. Les hommes et les femmes comptent ici
moins que les actes et les espaces. "Le Démon des Glaces" se
passe dans le froid, l'eau et la nuit, le plus souvent. "Adieu Brindavoine"
s'organise dans le soleil et le sable. "Adèle et la Bête",
c'est Paris en automme 1911, le Museum d'histoire naturelle, l'Elysée
et la Gare de Lyon, etc. "Le Démon de la Tour Eiffel" «fonctionne»
dans la neige. "Ice Même" (sur un scénario de Forest)
commence sous le signe de la pluie qui tombe sur une propriété
morcelée.
L'histoire approximative dans ces aventures, l'histoire des historiens est à
la fois présente et absente. Parfois des personnages historiques viennent
(comme chez Alexandre Dumas) se mêler aux personnages inventés
: le président Fallières, Clémenceau, le préfet
de police Lépine. D'autre noms sont des approximations à partir
de noms «réels». L'actrice Clara Benhardt évoque le
nom de Sarah Bernhardt. Et la «vraie» Sarah Bernhardt avait, d'ailleurs,
des côtes de cette Clara : elle faisait la sieste dans un cercueil; elle
se faisait accompagner par un alligator, ou par des tigres en cage. Le nom du
peintre Peissonier (dans Le démon de la Tour Eiffel) fait penser à
Meissonnier, même si l'oeuvre du peintre imaginaire ne ressemble nullement
à celle de Meissonnier.
Mais l'histoire est encore présente d'autres manières. Les Aventures
Extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec commencent à la fin de 1911;
celles de Brindavoine en 1914. Dans les fictions de Tardi, la guerre mondiale
n'est pas encore là, mais déjà elle s'annonce. Les aventures
d'Adèle s'ouvrent sur l'éclosion d'un oeuf de ptérodactyle(1).
Le silence du Museum engendre les monstres. De même la barbarie, les meurtres,
commencent à indiquer l'imminence de la guerre. Déjà, les
savants manipulent bombes, torpilles, germes de mort, machines. Déjà
Tardi nous fait deviner ce que le philosophe Michel Serres aujourd'hui nomme
la thanatocratie :le pouvoir extrême lié au savoir de la mort,
à l'art scientifique de tuer. Cette fascination anxieuse pour la guerre
de 14-18 permet peut-être aussi de mieux comprendre les dessins fréquents
(dans ces bandes) de cimetières, de tombes. Ce ne sont pas encore des
monuments aux morts (qui viendront après la guerre), mais déjà
des pierres marquées par la mort. Et si, au milieu des dangers, des malheurs,
les personnages de Tardi gardent une certaine désinvolture, c'est peut-être
parce que le pire est à venir.
(1) Certains, ici, évoqueront le titre du film de Bergman, "L'OEuf du Serpent", film lui aussi lié aux idées de la barbarie, de la science dangereuse, du crime, lui aussi film sur un avant- guerre.
Cette
interview a été publiée dans le magazine français
(A SUIVRE), numéro 5, Juin 1978, pages 75-76.